Un navigateur de plaisance sur son bateau consultant plusieurs écrans électroniques de navigation en mer, avec un contraste entre la technologie et l'horizon marin

Cet article propose une nouvelle approche de l’électronique de bord, non pas comme un oracle infaillible, mais comme un équipier avec qui dialoguer. Il s’agit d’apprendre à questionner ses informations, à croiser les données et à cultiver un scepticisme systématique pour que la technologie augmente le sens marin au lieu de le remplacer. L’objectif est de rester le seul maître à bord, en utilisant les écrans comme des outils d’aide à la décision, et non comme des pilotes automatiques.

La lumière bleutée du GPS illumine le cockpit, offrant une position précise au mètre près. L’AIS décline l’identité, la route et la vitesse de chaque navire alentour. Le radar perce la brume la plus épaisse. Jamais la navigation n’a semblé si simple, si sûre, si… maîtrisée. Pourtant, derrière cette apparente perfection technologique se cache un piège subtil : celui de la dépendance, de l’abandon progressif de ce qui fait l’essence même du marin, son sens de l’observation, son intuition, son jugement. L’électronique, conçue pour servir, peut rapidement devenir un maître exigeant et parfois trompeur.

L’enjeu n’est pas de rejeter en bloc ces outils formidables, mais de redéfinir notre relation avec eux. Il s’agit de passer d’une confiance aveugle à une collaboration éclairée. Cet article n’est pas un manuel technique sur l’installation d’un pilote ou le paramétrage d’un NMEA 2000. C’est une réflexion sur la place de la technologie dans notre pratique, une invitation à cultiver un dialogue critique avec nos instruments. Nous devons apprendre à les écouter, mais aussi à les contredire, à les vérifier, à comprendre leurs limites pour mieux exploiter leur potentiel, sans jamais abdiquer notre autorité de chef de bord.

Cet article explore les facettes de cette collaboration homme-machine en mer. Nous verrons comment interpréter les « mensonges » de nos appareils, comment faire dialoguer les instruments pour obtenir une information fiable et comment, au final, la technologie la plus avancée peut nous ramener à l’essentiel : l’art ancestral de la navigation.

Sommaire : La maîtrise de vos instruments de navigation

Votre GPS vous ment parfois, voici pourquoi et comment le vérifier

Le point clignotant sur l’écran est devenu une vérité absolue pour de nombreux navigateurs. Pourtant, cette confiance aveugle est une erreur fondamentale. Votre GPS, malgré sa précision prodigieuse, peut se tromper, et même vous mentir. La cause principale de ces erreurs n’est pas une défaillance de votre appareil, mais un phénomène physique complexe. En effet, la principale source d’imprécision est liée à la réfraction des signaux dans l’ionosphère, une couche de l’atmosphère terrestre dont la densité varie notamment avec l’activité solaire.

Comme le souligne le Réseau Orphéon dans son analyse sur les perturbations GNSS :

Les signaux GNSS sont réfractés dans l’ionosphère provoquant un allongement de leur parcours, ce qui dégrade la précision quel que soit le système GPS utilisé.

– Réseau Orphéon, Analyse sur les perturbations GNSS 2024

Ce délai, même infime, peut se traduire par un décalage de plusieurs mètres de votre position réelle. C’est pourquoi le premier pilier du dialogue instrumental est le scepticisme systématique. Ne considérez jamais la position GPS comme une vérité, mais comme une excellente estimation qu’il convient de corroborer.

Illustration montrant un bateau en mer avec un écran GPS affichant des waypoints erronés et un navigateur utilisant un compas et sondeur pour vérifier

Pour cela, réactivez vos sens de marin. Levez les yeux de l’écran et comparez la route affichée avec les amers remarquables (un clocher, un phare, une bouée). Utilisez votre sondeur pour vérifier que la profondeur indiquée sur la carte correspond à celle sous votre quille. Un écart significatif est un indice que votre électronique et la réalité ne sont plus en phase. Ce croisement d’informations est la base d’une navigation sécurisée.

L’AIS, votre meilleur allié pour ne jamais croiser la route d’un cargo

L’Automatic Identification System (AIS) a révolutionné la sécurité en mer, en particulier dans les zones à fort trafic. Il offre une visibilité sans précédent sur les navires qui vous entourent, transformant les « cibles » anonymes du radar en navires identifiés avec un nom, un cap, une vitesse et une destination. C’est un outil de dialogue exceptionnel qui permet d’anticiper les routes de collision bien avant qu’un risque ne se matérialise. En programmant des alarmes de CPA (Closest Point of Approach) et de TCPA (Time to Closest Point of Approach), vous déléguez une partie de la veille à votre système, qui vous alertera si une situation dangereuse se développe.

Cependant, croire que l’AIS vous montre tout est une autre illusion dangereuse. Il ne détecte que les navires équipés d’un transpondeur AIS en état de marche. Comme le rappelle le guide officiel français sur l’utilisation de l’AIS, sa couverture est loin d’être absolue. De nombreux bateaux de pêche, de petites unités de plaisance ou des obstacles non identifiés n’apparaîtront jamais sur votre écran.

La clé d’une utilisation efficace de l’AIS est de le considérer comme une source d’information majeure, mais non exclusive. Il faut constamment alterner la concentration sur l’écran et l’observation visuelle. Une veille attentive à 360 degrés reste la règle d’or. L’AIS vous aide à prioriser votre attention sur les menaces les plus évidentes, comme ce supertanker à l’horizon, mais il ne doit pas vous faire oublier le petit voilier sans émetteur qui pourrait croiser votre route. La technologie est là pour augmenter votre conscience situationnelle, pas pour la remplacer.

Radar ou AIS : lequel vous sauvera vraiment la mise dans le brouillard ?

Lorsque le brouillard tombe, le monde se réduit à quelques mètres autour du bateau. L’angoisse monte et les écrans deviennent le seul lien avec l’extérieur. La question se pose alors : faut-il faire confiance à l’AIS, qui identifie les navires, ou au radar, qui « voit » les obstacles ? La réponse est : aux deux, car ils ne racontent pas la même histoire. L’AIS est un système coopératif : il vous dit ce que les autres bateaux veulent bien lui dire. Le radar, lui, est un système autonome : il vous montre la réalité physique des échos qui l’entourent, qu’ils soient coopératifs ou non.

L’AIS identifie une cible et vous donne son intention (son cap, sa vitesse). Le radar, lui, vous montre la position réelle d’un obstacle, qu’il s’agisse d’un cargo, d’un casier de pêche non signalé, d’un container à la dérive ou de la falaise toute proche. Comme le résument les experts en sécurité maritime, « L’AIS identifie et communique, mais c’est le radar qui voit les cibles non-émettrices ». Cette distinction est fondamentale par temps de brume. L’un est un outil de communication, l’autre un outil de perception.

La technologie moderne, notamment le Radar Doppler, a encore renforcé la puissance de cet outil. Il permet non seulement de voir une cible, mais aussi d’identifier automatiquement son mouvement et son niveau de menace avec une fiabilité de plus de 80%. Dans le brouillard, la meilleure stratégie est de superposer les informations. L’AIS vous confirme la nature des cibles principales, et le radar vous révèle tout le reste, le « monde caché » que l’AIS ignore. C’est en faisant dialoguer ces deux instruments que vous obtiendrez la vision la plus complète de votre environnement.

La technique infaillible pour savoir si votre électronique de bord vous trahit

La confiance est facile, le doute demande un effort. En mer, cet effort est une assurance-vie. Le plus grand danger de l’électronique de bord est ce que les experts appellent le « syndrome de la vérité de l’écran » : la tendance humaine à croire ce qui est affiché numériquement plutôt que ce que nos propres yeux voient. Lutter contre ce biais cognitif est la compétence la plus importante du navigateur moderne. Il faut adopter un scepticisme systématique et considérer que chaque donnée affichée est potentiellement fausse jusqu’à preuve du contraire.

Le syndrome de la vérité de l’écran pousse à faire une confiance aveugle à l’électronique, il faut adopter un scepticisme systématique pour éviter les incidents.

– Expert en navigation sécurisée, Recommandations pour la sécurité électronique à bord, 2023

Mais comment détecter une trahison électronique ? La technique infaillible repose sur un principe simple : la redondance et la cohérence. Ne vous fiez jamais à un seul instrument. Chaque information cruciale (position, vitesse, cap, profondeur) doit être confirmée par au moins deux sources indépendantes. Si le GPS et la position estimée au compas divergent, quelque chose ne va pas. Si le sondeur indique 3 mètres de fond alors que votre carte électronique en annonce 10, une alarme doit sonner dans votre tête.

Un plaisancier a raconté comment une simple chute de tension, due à une connexion de batterie défectueuse, a rendu toutes ses données de navigation incohérentes. C’est en tenant un journal de bord et en notant les écarts réguliers entre ses instruments et ses observations qu’il a pu détecter le problème avant qu’il ne cause un incident. La vigilance passe par des contrôles actifs et réguliers.

Checklist d’audit : Mon électronique est-elle fiable ?

  1. Points de contact : Lister tous vos instruments (GPS, sondeur, compas, anémomètre). Comment obtenez-vous chaque information clé ?
  2. Collecte : À un instant T, relever la position, le cap, la vitesse et la profondeur sur chaque appareil et les noter.
  3. Cohérence : Comparer ces données entre elles et avec la réalité (amers visibles, carte papier). Y a-t-il des écarts significatifs ?
  4. Mémorabilité/émotion : Le système vous semble-t-il logique et intuitif ou surchargé et confus ? Une information essentielle est-elle facile à trouver ?
  5. Plan d’intégration : Identifier la donnée la moins fiable et prévoir une procédure de vérification systématique pour celle-ci lors de vos prochaines navigations.

Faites dialoguer vos instruments pour qu’ils vous racontent la bonne histoire

Des instruments fiables mais isolés ne donnent que des fragments d’information. La véritable puissance de l’électronique moderne réside dans sa capacité à fusionner les données pour créer une narration des données cohérente et riche. C’est ce qu’on appelle l’interconnexion, généralement via les protocoles NMEA. Lorsque votre GPS, votre compas, votre loch et votre anémomètre dialoguent, ils ne se contentent plus de vous donner des chiffres bruts ; ils vous expliquent la situation.

Par exemple, en connectant votre anémomètre à votre GPS, votre écran peut afficher non seulement le vent apparent (celui que vous sentez), mais aussi le vent réel (le vent météo), une information cruciale pour la stratégie de route. De même, la superposition des données radar et AIS sur une même carte électronique permet une conscience situationnelle inégalée. Une étude a démontré que cette fusion des informations sur un écran unique réduit drastiquement les erreurs d’interprétation et augmente la réactivité du navigateur en situation critique.

L’objectif est de créer des tableaux de bord personnalisés, adaptés à chaque phase de la navigation. En approche d’un port, vous privilégierez l’affichage du sondeur, du GPS à grande échelle et de l’AIS. Au large, vous mettrez en avant la vitesse fond, le cap et les données de vent. Il s’agit de ne garder sous les yeux que l’essentiel pour ne pas être noyé sous un flot d’informations inutiles. Un bon dialogue instrumental n’est pas celui où tout le monde parle en même temps, mais celui où chaque instrument prend la parole au bon moment pour apporter l’information la plus pertinente.

Ce que votre carte marine vous dit que votre GPS ne vous dira jamais

Dans un monde d’écrans tactiles et de cartographie vectorielle, la carte papier peut sembler anachronique. Pourtant, elle reste un outil fondamental, non seulement comme solution de secours en cas de panne électrique, mais surtout parce qu’elle offre une perspective que l’électronique ne peut pas fournir. L’écran zoome, dézoome, se déplace à votre demande. Il vous montre ce que vous cherchez. La carte papier, elle, vous montre tout, tout le temps. Elle offre une vision stratégique globale.

Sur une carte papier dépliée sur la table à cartes, votre route n’est pas juste un trait entre deux points. Elle s’inscrit dans un contexte plus large : les routes alternatives, les abris possibles en cas de mauvais temps, les grands schémas de courant, la nature des fonds… C’est un outil de planification et d’anticipation sans équivalent. Comme le dit l’expert cartographe Francis Fustier, « La carte papier reste le filet de sécurité ultime, insensible aux pannes électriques ou bugs logiciels, offrant une vision stratégique globale. »

Apprendre à lire une carte marine, c’est apprendre le langage de la mer. Chaque symbole, chaque abréviation, chaque couleur raconte une histoire sur la nature des fonds, les dangers, les amers. C’est une connaissance qui s’ancre en vous et qui enrichit votre lecture des écrans. Le navigateur complet n’oppose pas la carte électronique et la carte papier ; il les utilise en synergie. Il prépare sa route sur la carte papier pour la vision d’ensemble, la programme dans le GPS pour la précision tactique, et garde la carte à portée de main pour constamment réévaluer le contexte stratégique.

La méthode simple pour ne pas naviguer en crabe et arriver à destination

L’un des « mensonges » les plus courants de l’électronique vient de la confusion entre le cap et la route. Votre compas vous indique un cap, la direction vers laquelle votre étrave pointe. Mais le vent et le courant poussent votre bateau de côté, créant une dérive. Votre route sur le fond, celle affichée par le GPS, est la combinaison de votre cap et de cette dérive. Naviguer sans en tenir compte, c’est naviguer « en crabe » et risquer de manquer sa destination ou de s’échouer.

L’électronique est un allié précieux pour visualiser cet écart. L’écran de votre traceur affiche souvent deux lignes : le cap compas (COG) et la route sur le fond (SOG). L’angle entre ces deux lignes matérialise votre dérive. Comprendre cet affichage est la première étape. La seconde, celle du marin, est d’agir pour la compenser. Si le courant vous pousse sur tribord, vous devrez viser un point situé légèrement à bâbord de votre destination pour que votre route réelle vous y mène.

Cette technique, loin d’être un défaut de navigation, est une compétence essentielle. Comme le rappelle un guide de navigation, « La navigation en crabe, bien maîtrisée, permet de traverser efficacement des chenaux à fort courant latéral sans dériver de la route prévue. » C’est un dialogue permanent entre le bateau, les éléments et le navigateur. Vous donnez un ordre au bateau (le cap), les éléments (vent, courant) le modifient, l’électronique vous montre le résultat (la route fond), et vous ajustez votre ordre en conséquence. C’est l’essence même de la navigation active, où le chef de bord utilise l’information pour prendre une décision, et non pour la subir.

À retenir

  • L’électronique est un équipier, pas un oracle : cultivez un dialogue critique avec vos instruments.
  • Le scepticisme systématique est votre meilleure assurance : chaque donnée doit être vérifiée et croisée.
  • La fusion des données (AIS + Radar, GPS + Sondeur) crée une conscience situationnelle augmentée, pas artificielle.
  • La technologie ne doit jamais remplacer le jugement du marin, qui reste le seul maître à bord.

Maîtriser ces aspects techniques est fondamental, mais la finalité de la navigation est peut-être de pouvoir s’en affranchir pour retrouver un plaisir plus direct, celui de la navigation à vue.

L’art de la navigation à vue : pourquoi la côte est le meilleur des terrains de jeu

Après avoir exploré la complexité et la richesse du dialogue avec l’électronique, il est essentiel de revenir à la forme de navigation la plus pure et la plus gratifiante : la navigation à vue. C’est là que le sens marin, nourri par l’expérience et la technologie, s’exprime pleinement. Naviguer à vue ne signifie pas naviguer sans instruments, mais naviguer avec les yeux comme instrument principal. La côte, avec sa succession d’amers, de baies et de caps, devient alors un livre ouvert, un terrain de jeu infini.

Identifier un clocher pour confirmer sa position, prendre un alignement entre un phare et une tour pour suivre un chenal en toute sécurité, observer la couleur de l’eau pour deviner la nature des fonds… Chaque observation est une information, chaque information une confirmation. C’est une navigation active, sensorielle, où le marin est en prise directe avec son environnement. L’électronique devient alors un simple confirmateur, un filet de sécurité qui valide ce que les yeux ont déjà vu et ce que le cerveau a déjà compris.

Le célèbre navigateur Tom Cunliffe l’exprime parfaitement : « La navigation à vue sur la côte, en dialogue avec la nature, réactive tous les sens du marin et renforce la confiance en soi. » Couper volontairement les écrans pendant quelques heures par beau temps est un excellent exercice. Il force à se recentrer, à observer, à sentir le bateau et à redécouvrir le plaisir simple d’être en mer. C’est le but ultime : atteindre une telle maîtrise que la technologie redevient ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : un outil au service du marin, et non son maître.

Adoptez cette philosophie lors de votre prochaine sortie en mer. Interrogez vos écrans, levez la tête, observez, et reprenez votre place légitime : celle du commandant qui dialogue avec son équipage, qu’il soit de chair ou de silicium.