Publié le 15 juillet 2025

Pour le chef de bord s’apprêtant à affronter une navigation de plus de 24 heures, l’organisation des quarts de veille est bien plus qu’une simple ligne sur un tableau de bord. C’est l’architecture invisible qui soutient la sécurité, le moral et la performance de l’équipage. Loin d’être une contrainte militaire, un système de quarts bien pensé devient le pilier du bien-être et de l’endurance, transformant une épreuve potentielle en une expérience maîtrisée. Il ne s’agit pas seulement de « qui est sur le pont », mais de comment préserver la ressource la plus précieuse à bord : la lucidité humaine. Une mauvaise gestion du sommeil n’entraîne pas seulement de la fatigue ; elle altère le jugement, ralentit les réflexes et peut mener à des décisions catastrophiques.

Ce guide aborde le rythme des quarts non pas comme un problème logistique, mais comme un enjeu physiologique et psychologique. Nous explorerons les mécanismes du sommeil en conditions dégradées, les stratégies pour optimiser la récupération et les protocoles qui assurent une vigilance constante. Bien que notre focus soit le sommeil et la veille, il est crucial de comprendre que ce système s’intègre dans un écosystème plus large de gestion de l’effort, incluant la nutrition, l’hydratation et la préparation mentale. L’objectif est de vous fournir les clés pour instaurer un rythme durable, équitable et surtout, adapté à votre équipage et à votre programme de navigation, car en mer, la survie se mesure à la capacité d’endurer, ensemble.

Pour une mise en situation concrète, la vidéo suivante illustre parfaitement le rituel et la rigueur d’une relève de quart en pleine navigation. C’est un complément visuel qui donne vie aux procédures et à l’ambiance que nous allons détailler.

Cet article est structuré pour vous guider pas à pas, des fondements physiologiques du sommeil en mer jusqu’aux aspects psychologiques de la vie au large. Voici les points clés que nous allons explorer en détail pour vous aider à construire le système de veille le plus robuste possible.

Sommaire : Naviguer les cycles de veille et de repos en mer

Le système de quart idéal existe-t-il vraiment ?

La quête du système de quart parfait est une préoccupation centrale pour tout chef de bord. La réponse, cependant, est loin d’être universelle. Il n’existe pas de solution unique, mais plutôt une approche adaptative qui doit tenir compte de multiples facteurs : le nombre d’équipiers, leur expérience, la durée de la navigation et les conditions météorologiques. L’objectif n’est pas d’appliquer une formule rigide, mais de créer un rythme qui maximise la récupération de chacun. Le sommeil en mer est fondamentalement différent de celui à terre. Les études montrent que les marins dorment en moyenne moins longtemps, avec une durée de 7 h 25 en mer contre 8 h 22 à terre.

Cette dette de sommeil, si elle n’est pas gérée, s’accumule et dégrade la vigilance. Certains systèmes populaires incluent les quarts « 4h on / 8h off » pour trois équipiers ou les quarts suédois (6h-12h-18h-22h-02h) pour un équipage plus nombreux. Le choix dépend de la capacité de l’équipage à trouver des fenêtres de repos suffisamment longues pour entrer en sommeil profond. Un sommeil fragmenté est un sommeil non réparateur. Il est donc crucial d’éviter les cycles trop courts qui interrompent constamment les phases de récupération.

Comme le souligne un expert de migthesailor.com dans son article « Comment choisir son système de quart pour des longues traversées » :

Les quarts de 2h ou 3h sont à éviter car ils ne laissent pas assez de temps pour une récupération efficace entre les veilles.

L’idéal est donc un système qui offre des périodes de repos d’au moins quatre heures consécutives, permettant au corps d’accomplir un cycle de sommeil complet. La flexibilité reste le maître-mot : un bon système est celui que l’on peut ajuster en fonction de l’état de fatigue réel de l’équipage, et non celui qui est gravé dans le marbre avant même d’avoir quitté le port.

Dormir moins mais mieux : les secrets du sommeil polyphasique en mer

Lorsque les longues périodes de repos ininterrompu deviennent un luxe, notamment en équipage réduit ou en solitaire, le sommeil polyphasique s’impose comme une stratégie de survie. Plutôt que de viser un unique bloc de sommeil nocturne (monophasique), cette méthode consiste à répartir le sommeil en plusieurs courtes siestes tout au long des 24 heures. L’objectif est de « hacker » les cycles de sommeil pour accéder plus rapidement aux phases les plus réparatrices. Des recherches indiquent que cette pratique favorise un sommeil profond plus long, pouvant atteindre jusqu’à 65% de la durée de chaque sieste, contre environ 20% dans un cycle de sommeil normal.

Cette technique n’est pas une solution miracle et exige un entraînement rigoureux avant le départ. Le corps doit s’habituer à s’endormir rapidement et à se réveiller en pleine possession de ses moyens. Pour le navigateur, cela signifie planifier des siestes de 20 à 40 minutes à des intervalles réguliers pour maintenir un niveau de vigilance optimal. Pour bien visualiser ce concept, l’illustration suivante décompose ce rythme atypique sur une journée.

Diagramme visuel montrant la succession de courtes siestes polyphasiques réparties sur 24h pour un marin en mer

Comme le montre ce schéma, la journée est rythmée par une alternance de veille et de courtes périodes de repos. L’efficacité de ce système repose sur la discipline et la capacité à créer un environnement propice à l’endormissement rapide, même en plein jour et dans des conditions de mer difficiles. Des aides comme un masque de sommeil, des bouchons d’oreilles et une bannette confortable sont alors indispensables.

Gestion du sommeil polyphasique en navigation solitaire

Les navigateurs solitaires sont les experts ultimes du sommeil polyphasique. Ils adaptent leur sommeil en alternant plusieurs siestes courtes pour faire face à la dette de sommeil et rester vigilants. Cette méthode, cruciale pour leur survie et leur performance, demande un entraînement précis en amont pour maintenir une performance cognitive de haut niveau sur la durée.

Reconnaître la fatigue extrême : le syndrome de l’hypothermie cérébrale

La fatigue en mer n’est pas seulement une sensation de lassitude. Poussée à l’extrême et combinée à une exposition prolongée au froid et à l’humidité, elle peut déclencher un phénomène dangereux et méconnu : l’hypothermie cérébrale. Il ne s’agit pas de l’hypothermie corporelle classique, mais d’un refroidissement localisé du cerveau qui altère profondément les fonctions cognitives. Les symptômes sont insidieux : confusion, difficulté de concentration, perte de mémoire à court terme, et surtout, une grave altération du jugement. Le marin peut se sentir « normal » tout en prenant des décisions totalement irrationnelles.

Le froid a un impact direct sur la physiologie du cerveau. Des conditions extrêmes peuvent accroître le risque d’AVC jusqu’à 30%. La vasoconstriction causée par le froid réduit le flux sanguin vers le cerveau, privant les neurones d’oxygène et de glucose. Cette « anesthésie » progressive des capacités de raisonnement est l’un des plus grands dangers de la navigation par mauvais temps. La prévention est donc la seule stratégie viable : un équipement de qualité, une bonne hydratation et une alimentation chaude et régulière sont essentiels pour maintenir la température corporelle et cérébrale.

Comme le précise Olivier Dupuy, chercheur en neurophysiologie, dans un article de Santé Magazine :

Le cerveau en hypothermie fonctionne au ralenti, provoquant confusion, perte de mémoire et troubles du jugement.

Il est impératif que chaque équipier soit capable de reconnaître les signes avant-coureurs chez les autres. Un discours incohérent, des gestes ralentis ou une apathie inhabituelle doivent immédiatement alerter. La meilleure défense contre ce danger invisible est une organisation de quart rigoureuse, garantissant que personne n’est exposé trop longtemps et que les relèves sont des moments d’échange d’informations fiables et complètes.

La checklist de passation de quart pour une sécurité sans faille

Une passation de quart est un moment critique où la responsabilité de la sécurité du navire et de l’équipage est transférée d’une personne à une autre. Rien ne doit être laissé au hasard ou à la mémoire. La fatigue, la routine ou les conditions difficiles peuvent amener à omettre une information cruciale. C’est pourquoi l’utilisation d’une checklist systématique n’est pas une option, mais une nécessité. Elle garantit que toutes les informations pertinentes sont communiquées de manière claire, concise et complète, créant ainsi une continuité de la vigilance.

Cette procédure doit être un véritable rituel. L’équipier montant doit arriver sur le pont quelques minutes en avance pour laisser à ses yeux le temps de s’adapter à l’obscurité et pour s’imprégner de l’environnement. L’équipier descendant, quant à lui, a le devoir de transmettre un tableau complet de la situation : position, cap, vitesse, état de la mer et du vent, trafic environnant, état des voiles et du moteur, et toute consigne particulière laissée par le chef de bord. L’utilisation d’une liste formalisée permet de s’assurer qu’aucun de ces points n’est oublié, même au milieu de la nuit.

Ce processus de vérification est la pierre angulaire d’une culture de la sécurité à bord. Il transforme un simple échange verbal en un transfert de responsabilité formel et rigoureux, où chaque élément est validé par les deux parties.

Points clés de la checklist de passation

  • Vérifier les consignes particulières et les codes d’authentification.
  • S’assurer du bon fonctionnement et réglage des instruments de navigation : sondeur, NAVTEX, anémomètre.
  • Contrôler le matériel de passerelle : sextant, jumelles, chronomètre.
  • Consigner les ordres de barre et la navigation en cours.
  • Effectuer un essai de restitution d’enregistrements sonores si disponible.

Transformer le redoutable quart de 2h à 5h en un moment maîtrisé

Le quart s’étendant de 2h à 5h du matin, souvent surnommé le « quart du cimetière », est universellement reconnu comme le plus difficile. C’est le moment où le rythme circadien de l’organisme crie le plus fort son besoin de sommeil. La température corporelle est à son plus bas, la production de mélatonine est à son apogée, et la vigilance s’effondre naturellement. L’affronter sans stratégie, c’est s’exposer à un risque accru d’erreurs, d’endormissement et d’hallucinations. Pourtant, avec la bonne approche, ce moment redouté peut être transformé en une période de veille efficace et même privilégiée.

La première clé est l’anticipation. Il est crucial de se préparer avant même le début du quart : une sieste préalable, même courte, peut faire une différence significative. Il faut également éviter les repas lourds et privilégier une hydratation régulière avec des boissons chaudes. Pendant le quart, la lutte contre l’endormissement passe par l’activité. Il ne s’agit pas de rester passivement assis à regarder l’horizon, mais de s’engager activement dans la veille : vérifier régulièrement les instruments, faire le tour du pont (en étant longé), ajuster les réglages des voiles, ou même se livrer à de petites tâches intellectuelles pour garder l’esprit en éveil.

L’aspect psychologique est tout aussi important. Il faut accepter ce moment comme une partie intégrante de la navigation, un passage obligé qui contribue au succès du voyage. C’est une philosophie bien décrite dans un témoignage sur le site Mig the Sailor.

Le skipper explique comment il accepte ce quart pénible (0-4h) comme un moment clé pour être présent à l’arrivée. Il conseille de dormir par tranches courtes et de rester vigilant en anticipant les risques.

En changeant sa perspective, le navigateur ne subit plus le quart, il le maîtrise. C’est un moment de calme unique, sous un ciel souvent étoilé, une connexion intime avec la mer que peu de gens expérimentent.

L’art de voir sans regarder : comment le cerveau devient le meilleur des radars

La veille en mer ne se résume pas à l’acuité visuelle. Une grande partie du travail est effectuée par notre cerveau de manière subconsciente. C’est l’art de « voir sans regarder », une compétence que les marins expérimentés développent avec le temps. Notre cerveau est une machine à détecter les changements et les anomalies dans notre environnement. Il ne se contente pas d’enregistrer passivement les images envoyées par la rétine ; il construit activement une représentation mentale de l’espace qui nous entoure, en intégrant les informations de tous nos sens : la vue, l’ouïe (le son des vagues, le bruit d’un moteur lointain), et même le toucher (les vibrations du bateau).

C’est ce modèle mental qui nous permet de remarquer une lumière faible à l’horizon qui n’était pas là quelques minutes plus tôt, ou de sentir une infime variation dans le comportement du bateau. Pour développer cette compétence, il faut entraîner sa vision périphérique et sa conscience situationnelle. Au lieu de fixer un point, le veilleur doit balayer constamment l’horizon et prêter attention aux signaux faibles. Cette perception augmentée est une fusion entre la technologie (radar, AIS) et l’incroyable capacité de calcul du cerveau humain.

Pour mieux comprendre cette synergie, l’illustration ci-dessous symbolise comment notre cerveau interprète et complète les données brutes, à la manière d’un processeur ultra-puissant.

Représentation symbolique d’un cerveau humain surplombant un radar lumineux numérique en superposition

Cette image met en évidence la complémentarité entre l’outil et l’humain. Le radar voit les cibles, mais le cerveau interprète, anticipe et décide. Comme le résume un expert en neurosciences visuelles dans un article de Futura-Sciences :

La vision humaine dépasse la simple image : le cerveau assemble et complète les informations sensorielles pour détecter les menaces invisibles.

Faire confiance à son intuition, à cette petite voix qui signale que « quelque chose a changé », est donc une partie essentielle de la veille. C’est le résultat de milliers d’heures d’observation que le cerveau a compilées pour devenir le plus performant des systèmes d’alerte.

Face à l’immensité : apprivoiser la solitude durant les quarts en haute mer

Le quart en haute mer est un moment de responsabilité intense, mais c’est aussi une confrontation avec une solitude profonde. Face à l’horizon infini, sous un ciel immense, le veilleur est seul avec ses pensées, le bateau et la mer. Pour certains, cette expérience peut être angoissante, ravivant des peurs ou un sentiment d’isolement. Pour d’autres, c’est une occasion unique d’introspection et de connexion avec la nature. Apprendre à apprivoiser cette solitude est une compétence aussi cruciale que de savoir lire une carte marine.

L’un des secrets est de ne pas lutter contre ce sentiment, mais de l’accueillir. La solitude en mer n’est pas un vide, mais un espace rempli par le bruit du vent, le mouvement de l’eau et la vie marine. C’est un moment pour se recentrer, pour réfléchir sans les distractions du monde terrestre. Avoir des rituels personnels peut aider à structurer ce temps : écouter de la musique, tenir un journal de bord, ou simplement pratiquer une observation consciente de l’environnement. Ces activités transforment la solitude subie en solitude choisie.

Cette photographie capture parfaitement l’essence de ce moment : un instant de calme et de réflexion face à l’immensité.

Photographie d’un marin assis seul sur le pont d’un voilier, regardant l’horizon infini au coucher du soleil

Cette expérience est magnifiquement explorée dans une discussion sur le podcast Métamorphose, qui aborde la solitude non comme une épreuve, mais comme un chemin vers la connaissance de soi.

Une discussion approfondie sur le ressenti de la solitude, ses peurs et ses bienfaits, comment elle peut servir à mieux se connaître et développer la résilience pendant les longs quarts en mer.

En fin de compte, la solitude en mer devient un miroir. Elle nous renvoie à nous-mêmes et nous apprend à compter sur nos propres ressources. C’est une préparation mentale essentielle pour affronter les défis du grand large.

Au-delà de la technique : la préparation mentale, pilier de la navigation hauturière

La réussite d’une navigation au long cours ne repose pas uniquement sur la maîtrise technique du voilier ou la planification des routes. Elle dépend de manière fondamentale de la solidité mentale de l’équipage. Le grand large est un environnement qui teste les limites physiques et psychologiques. La fatigue, l’isolement, le stress des situations imprévues et la promiscuité peuvent user les esprits les plus forts. La préparation mentale n’est donc pas un luxe réservé aux coureurs au large, mais une composante essentielle de la sécurité pour tout navigateur hauturier.

Cette préparation vise à développer la résilience, c’est-à-dire la capacité à faire face à l’adversité, à gérer ses émotions et à maintenir un haut niveau de performance cognitive malgré les conditions difficiles. Elle passe par l’apprentissage de techniques concrètes pour gérer le stress, améliorer la concentration et renforcer la cohésion de l’équipage. L’anticipation des scénarios difficiles par la visualisation est une méthode puissante pour se préparer à réagir calmement et efficacement le moment venu.

Préparation mentale d’un skipper du Vendée Globe 2024

Les skippers du Vendée Globe sont des exemples extrêmes de préparation mentale. Ils emploient des méthodes sophistiquées, mêlant coaching professionnel, sophrologie et imagerie mentale, pour se préparer à affronter les conditions les plus extrêmes et la solitude absolue pendant des mois. Leur approche montre que le mental est un muscle qui s’entraîne.

5 points clés pour la préparation mentale

  • Développer l’autonomie dans la gestion du stress et des situations imprévues.
  • Utiliser des techniques de relaxation et de sophrologie pour maintenir la concentration.
  • Pratiquer l’imagerie mentale pour anticiper les difficultés en mer.
  • S’exercer à la programmation neurolinguistique (PNL) pour optimiser les réactions.
  • Intégrer l’entraînement physique adapté et la gestion du sommeil dans la routine.

Mettre en place un système de quarts efficace est l’étape fondamentale pour transformer votre projet de navigation en une réussite où la sécurité et le bien-être priment.

Rédigé par Jean-Marc Pelletier, Skipper professionnel et formateur avec plus de 30 ans d’expérience en navigation hauturière, Jean-Marc est une référence en matière de préparation au grand voyage et de sécurité en mer.